6. Les conclusions et une hypothese

Ce qui permet d’affirmer que cette toile est bien, à l’origine, Souvenir des bords de l’Oise, de Berthe Morisot

Toutes les preuves se rejoignent pour désigner cette toile comme le tableau que l’on a longtemps cru perdu, Souvenir des bords de l’Oise, peint en 1863 par Berthe Morisot et exposé au Salon des Beaux-Arts de 1864.

Les points essentiels peuvent être résumés comme suit.

1. Le châssis et l’âge de la peinture correspondent parfaitement au xixe siècle. Gilles Perrault et Delphine Montalant affirment que le style et la toile sont un exemple des débuts de l’impressionnisme.

2. Le chassis est de la même taille que d’autres œuvres connues de Berthe Morisot peintes à la même époque :

- Le Vieux Chemin à Auvers, peint en 1863 ;

- Ferme en Normandie, peint en 1859-1860.

3. Le site sur lequel l’œuvre a été réalisée a été formellement identifié, et un lien solidement documenté a été établi entre l’artiste et ce site.

4. La toile correspond précisément à celle décrite en 1864 par Edmond About, l’unique témoin formel du tableau réellement exposé. Les observations d’Edmond About ont été corroborées en 2001 de façon tout à fait indépendante par le professeur Anne Higgonet, qui n’était pas au courant des remarques faites cent trente-sept ans auparavant par le critique d’art. Par ailleurs, Gilles Perrault affirme de façon catégorique que cette peinture répond exactement à la définition du mot pochade, tel qu’il a été utilisé par Edmond About. De plus, Margaret Shennan et Denis Rouart ont tous deux évoqué les “petites scènes sur les berges” peintes par Berthe Morisot à cette époque.

5. L’œuvre est signée, et Yves Rouart n’a pas mis cette signature en doute.

 

Ce qui permet d’affirmer que cette toile n’est pas un faux

1. Berthe Morisot est décédée en 1895. Selon le professeur Higgonet, de fausses œuvres de l’artiste ont commencé à apparaître dans les années 1890. La logique voudrait que ces faux n’apparaissent qu’à partir de son décès, et non avant.

2. L’œuvre n’est pas typique du style connu de Berthe Morisot. Il serait peu probable qu’un faussaire ait peint après l’année 1895 un faux dans un style antérieur aussi différent du style connu.

3. Berthe Morisot n’a passé qu’un seul été au Chou, en 1863. On sait que cette toile a été peinte à cet endroit, et qu’elle date de cette période. Il serait absurde qu’à l’époque de la mort de l’artiste, ou peu après, quelqu’un ait eu vent de ce séjour (ayant eu lieu trente-deux ans auparavant) et ait forgé un faux en s’inspirant de ce site. Il faut également souligner que, bien que Berthe Morisot soit relativement célèbre de nos jours, ses œuvres n’ont connu qu’une relative notoriété de son vivant, et qu’elles étaient peu connues du grand public. D’autres artistes qu’elle auraient eu bien plus de chances d’attirer l’intérêt des faussaires, d’autant plus que ses toiles se vendaient à des prix très modestes.

Il faut savoir que la première biographie de Berthe Morisot ne date que de 1925 (Armand Forreau, Berthe Morisot), et qu’il a fallu attendre 1933 pour que paraisse un ouvrage plus complet (Monique Angoulvent, Berthe Morisot). Aussi, ses liens fort ténus avec Le Chou et avec les berges de l’Oise n’ont-ils pu être connus que de très peu de gens, et ne rester que dans peu de mémoires, du moins avant l’année 1930.

4. Le professeur Anne Higgonet suggère que cette toile, si elle n’est pas de Berthe Morisot (elle semble en avoir vu de nombreux faux) pourrait être de sa sœur Edma. On a peu de traces de cette période du travail des deux sœurs, aussi cette hypothèse est-elle plausible. Cependant, il est fort peu probable que, en admettant que cela soit bien le cas, la toile ait par la suite été signée “Berthe Morisot”, surtout si l’on tient compte de l’avis émis verbalement par Teri Hensick, selon lequel la signature aurait pu être ajoutée jusqu’à vingt ans après l’exécution de l’œuvre. Si cela avait été le cas, Berthe Morisot, alors connue et reconnue, n’aurait eu aucune raison de s’approprier une toile d’Edma.

5. Comme l’a établi Gilles Perrault, la peinture ayant servi à tracer la signature est très ancienne. Cela signifie que l’œuvre a été signée du vivant de Berthe Morisot. Il ne peut donc s’agir d’une œuvre de quelqu’un d’autre portant la signature d’une artiste connue ajoutée bien des années plus tard.

 

Une hypothèse

Le fait est clairement documenté (Elizabeth Mongan, Anne Higgonet, Margaret Shennan), Berthe Morisot a détruit la plupart de ses œuvres de jeunesse, en particulier celles de son séjour au Chou. On en connaît au moins une qui a échappé à la destruction, puisqu’elle a été exposée au Salon en 1864 : Souvenir des bords de l’Oise. Selon le Catalogue raisonné, celle-ci avait disparu.

Berthe Morisot a détruit ses toiles parce que celles-ci ne correspondaient pas à ses critères personnels, qui étaient exigeants. La préservation de Souvenir des bords de l’Oise s’explique soit par le fait que cette toile lui plaisait, soit parce qu’elle est celle qui a été exposée au Salon des Beaux-Arts en 1864. Tout semble corroborer cette seconde possibilité. Nous ne savons pas si la toile était signée ou non à cette époque, mais si elle ne l’était pas, cela est sans doute dû au fait que seuls les artistes les plus célèbres voyaient leurs œuvres accrochées à hauteur d’œil. Les toiles étaient serrées les unes contre les autres et accrochées jusque très haut, et environ deux mille sept cent d’entre elles étaient exposées dans des salles mal éclairées. Il n’était donc pas possible de distinguer la signature de la plupart de ces œuvres, ce qui explique l’inutilité de signer celles-ci. D’ailleurs, les tableaux figuraient dans un catalogue, de sorte que les visiteurs savaient quels artistes avaient peint les toiles qu’ils regardaient.

Le professeur Higgonet a estimé le tableau trop rapidement exécuté pour figurer au Salon. Cependant, il faut garder à l’esprit que le comité de sélection du Salon peut très bien avoir parrainé les sœurs Morisot (comme l’ont fait les journalistes de l’époque). De plus, on peut supposer que des influences bienveillantes ont joué au sein du comité de sélection en faveur de ces élèves de Corot – le plus fameux artiste de cette période – issues de la bourgeoisie. En tout état de cause, les commentaires d’Edmond About semblent confirmer que cette toile est bien celle qui a été exposée au Salon des Beaux-Arts en 1864.

C’est lors d’une visite à l’atelier de Berthe Morisot, bien des années plus tard (1888 si l’on se fie à la provenance de la toile), qu’Henri Rouart, voyant le tableau, proposa de l’acheter. Si l’œuvre n’était pas signée à cette époque, il a probablement demandé à l’artiste d’y apposer sa signature, ce qu’elle a fait en utilisant le premier pinceau et la première peinture à sa portée, en l’occurence, un pigment jaune granuleux. Bien entendu, ce scénario est d’autant plus plausible qu’Henri Rouart a fort bien pu reconnaître la toile pour l’avoir vue au Salon, ce qui expliquerait également que Berthe Morisot ne l’ait pas détruite.