2. Le Site Represente

Le Parc devient Souvenir des bords de l’Oise

Le titre Le Parc est trompeur et inexact. Le Parc évoque le bois de Boulogne, où Berthe Morisot a peint de nombreux sujets durant sa carrière. Il n’y a aucune trace de cette peinture dans le Catalogue raisonné (voir La bibliographie et les experts), ni au musée d’Orsay, que ce soit au centre de documentation ou à la bibliothèque de recherche. De plus, ce tableau ne correspond ni par son style, ni par ses dimensions aux nombreuses œuvres qui ont fait la célébrité de Berthe Morisot, et il n’offre pas la moindre similitude avec ses vues du bois de Boulogne. Cependant, c’est à l’occasion d’une visite de recherche au musée d’Orsay que notre attention s’est portée sur une vue de bord de rivière (mise en comparaison avec une vue de bord de lac au bois de Boulogne).

De nombreux éléments l’attestent, Berthe Morisot a peint au début de sa carrière des paysages de bord de rivière en petits formats, sur les berges de l’Oise, au Chou. Ces toiles montrent une rivière orientée vers le Nord et décrivant au loin une courbe vers l’Est (ces orientations étant déduites de la position à l’Ouest du soleil couchant). Au premier plan, un hangar à bateaux apparaît sur la gauche, tandis que des maisons au toit rouge occupent le centre. La rivière décrit une courbe vers l’Est après un champ où l’on voit des traces de fumée (et de feu). Une observation rapprochée de la toile, au centre, à droite, révèle une double ligne horizontale de couleur brune. Il s’agit d’un pont de chemin de fer en bois et fer forgé situé sur la ligne Paris – Auvers. Cette liaison ferroviaire, construite en 1846 (archives SNCF), a été à l’origine du développement du tourisme, faisant de la région Pontoise – Auvers une destination de prédilection pour la bourgeoisie et les artistes parisiens, qui disposaient désormais d’un accès pratique à la campagne proche de Paris. Le pont a été remplacé en 1891-1892 par un ouvrage d’art en acier. Quoi qu’il en soit, la fumée et les flammes qui figurent au premier plan à droite, au centre de la toile, proviennent probablement d’une locomotive.

La localité du Chou est située à environ trois kilomètres au sud d’Auvers (fig. 2.1). Entre Le Chou et Auvers-sur-Oise, la rivière se détourne vers l’Est, à la hauteur de Valhermeil. La présence d’une allée qui longe la rive en direction d’Auvers-sur-Oise indique que, très vraisemblablement, cette toile a été peinte à cet endroit. On peut le voir en comparant celle-ci à l’ancienne carte postale du Valhermeil datée de 1914 (fig. 2.2). En réalité, le motif de la peinture (fig.2.9) a été créé à partir de la carte postale, par modélisation informatique (fig. 2.3 à 2.8). Un cliché de la berge pris aujourd’hui (fig. 2.10) peut être converti en un paysage identique à celui de la toile (fig. 2.11).

Le hangar à bateaux au premier plan, à gauche, est typique de la région (voir L’Oise, 1863). De nos jours, des pontons d’accostage pour petites embarcations apparaissent le long du chemin de halage. De plus, un certain nombre de maisons sont visibles sous les arbres du premier plan, au centre. En revanche, le hangar à bateaux a disparu, et son emplacement acccueille des jardins. Comme on le voit sur la peinture, les demeures les plus anciennes situées dans son voisinage immédiat sont dotées de toits rouges, ce qui est plutôt rare dans la région. Sur la gauche, la femme élégante portant une valise semble rentrer chez elle en marchant le long de la rivière, à moins qu’elle n’attende qu’un batelier vienne la chercher pour l’emmener quelque part. Cela était probablement fréquent en cet endroit et à cette époque, étant donné le type de séjour que la bourgeoisie parisienne venait y effectuer.

L’identification formelle de ce site signifie donc que Berthe Morisot a bien peint cette toile au Chou, lors de son séjour estival de 1863. Elle n’avait alors que vingt-deux ans, et elle était à l’aube de sa carrière. De nombreux chroniqueurs ont documenté cette période (Elizabeth Mongan, Anne Higgonet, Margaret Shennan, Denis Rouart en particulier) ; de plus, on sait avec certitude qu’elle a peint des paysages de bord de rivière en petits formats (Margaret Shennan, Berthe Morisot, The First Lady of Impressionism, p. 52 ; Denis Rouart, Berthe Morisot Correspondance, p. 20). Berthe et sa sœur Edma étaient alors élèves d’Achille Oudinot, un peintre de l’école de Barbizon, mais elles étaient aussi influencées par Jean-Baptiste Corot, qui avait été leur maître avant Oudinot.

On pense que Berthe Morisot n’a conservé que deux de ses œuvres de cette époque, Le Vieux Chemin à Auvers et Souvenir des bords de l’Oise. Elle aurait apparemment détruit les autres (Chronologie de Mongan, p. 23 ; Shennan, p. 48). Les deux toiles ci-dessus ont été exposées au Salon des Beaux-Arts en 1864, marquant les premiers pas de Berthe Morisot dans cette prestigieuse manifestation. Bien que Shennan affirme en page 53 de son ouvrage qu’aucune de ces toiles “ne semble avoir survécu”, le Catalogue raisonné (Alain Clairet, Delphine Montalant et Yves Rouart) signale que Le Vieux Chemin à Auvers appartient à une collection privée londonienne, et que Souvenir des bords de l’Oise a disparu. Cependant, tout prouve que Le Parc n’est autre que Souvenir des bords de l’Oise, dont la disparition semble devoir être attibuée à une erreur de catalogage, ainsi qu’à sa longue « hibernation » dans la collection d’une seule famille.

Figure 2.1 – Situation géographique

a) De Pontoise à Auvers

b) Le Chou et Le Valhermeil

Figures 2.2 à 2.8 – Carte postale du site transformée par infographie

Figure 9 – Souvenir des bords de l’Oise, 1863

Figure 10 – Le Valhermeil de nos jours

a) Photographie

b) Infographie